Trabalengua
Matisto, Gina Proenza
8 mars — 19 avril 2025
vernissage 08 mars 2025

Photo : Bruno Silva

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Trabalengua – un terme espagnol qui se traduit par virelangue, désignant ces phrases construites pour être volontairement difficiles à prononcer – est un mot composé du verbe trabar, signifiant « entraver ou empêcher le mouvement de quelque chose », et de lengua, qui signifie « langue ». Si ce terme se prête à notre titre, c’est non seulement parce qu’il provient d’une langue partagée par les artistes et moi-même, mais aussi parce qu’il évoque une torsion ludique et provocante, du langage et du sens – une tension qui résonne à travers les œuvres présentées.
Gina Proenza tord les langues : dans ses œuvres, les mots deviennent des personnages défiant leurs propres définitions, tandis que certaines pièces tirent littéralement la langue. Ce geste espiègle trouve un écho dans le travail de Matisto, où ses personnages échappent eux aussi à toute catégorisation. Parmi les figures qui peuplent son univers : le joker, connu pour esquiver toute valeur fixe ; ou le fou, qui défie les normes en les renversant, à l’image de son rôle subversif.
Si la bouche peut être perçue comme un réceptacle pour la langue – tant dans sa physicalité que dans son oralité –, alors les œuvres présentées ici agissent comme des bouches ouvertes, des fenêtres sur des univers multiples où langage, identité, autorité, valeur et sens se trouvent à la fois étirés et reconfigurés. La performativité du langage et de la représentation est ici en jeu, à l’image de la question posée par Judith Butler : « Qu’est-ce que cela signifie pour un mot de ne pas seulement nommer, mais aussi, dans un certain sens, de performer et, en particulier, de performer ce qu’il nomme ? » L’exposition pourrait ainsi être vécue comme une pièce de théâtre se déroulant en trois actes imbriqués, sans début ni fin, où les mécanismes et les coulisses sont mis à nu.
Un rideau tombe, scindant l’espace. Comme un trabalengua, il entrave le mouvement tout en servant de toile de fond, occultant et révélant à la fois. Conçu par Gina à partir de chutes de tissu industriel, il joue avec les codes de la scénographie et contraint les déplacements des corps. Ce geste scénographique trouve un écho chez Matisto, dont l’univers est peuplé de marionnettes – qu’il considère comme des autoportraits –, à la fois manipulées et capables de transcender notre monde et ses règles grâce à leur énergie magique et spirituelle.
Ainsi, le premier acte s’attache au défi de l’autorité et de la définition. Les premières œuvres rencontrées interrogent les mécanismes du langage et du pouvoir. PARLEMENT ; COMPAGNIE : ces mots apparaissent dans une série de bouliers fabriqués par Gina à l’aide de perles de bois provenant d’une housse de siège de voiture (Parlement, 2024 ; Compagnie / No Pain, 2024). Ces œuvres soulignent l’absurdité de l’utilisation d’un lexique politisé pour désigner des communautés d’espèces (un parlement de hiboux, une compagnie de perdrix) tandis que la quantité de perles rend le boulier inutilisable, perturbant à la fois sa fonction et le sens figé des mots.
Non loin, un arlequin sans visage tournoie dans l’univers de Matisto, suspendu à un parapluie (Lágrima de Payaso, 2024). Cette figure, écho du joker (cartes à jouer) et du fou (tarot), est fondamentalement défiante : il échappe aux normes en les dépassant, entrant dans un autre registre, à la fois spirituel et matériel, tout en conservant sa liberté de wild card, dépourvue de valeur fixe. Gina expose des mécanismes sociétaux d’exclusion à travers des matériaux empreints de familiarité et de tendresse, tandis que Matisto amplifie l’émotion contenue dans les objets trouvés qu’il assemble – perles, bibelots, coquillages, jouets, tissus, déchets, et ainsi de suite – , renforçant ainsi une charge émotionnelle et spirituelle qui dépasse le pragmatisme et la violence de la société contemporaine. Les gouttes qui entourent l’arlequin peuvent donc être considérées comme des larmes, et les pleurs comme un acte de puissance.
L’exposition s’ouvre sur des langages silencieux et discrets, amorçant un deuxième acte centré sur la dualité entre révélation et dissimulation. Une langue taillée en bois sort d’une bouche en céramique émergeant du mur (Gina Proenza, La chute des corps, 2025). Le double sens de la langue, à la fois organe corporel et système d’expression, se matérialise ici. Perçue (faussement) comme le muscle le plus puissant du corps, la langue semble rencontrer sa propre limite : à la fois porteuse de parole et entravée par celle-ci. Geste enfantin, mais aussi provoquant et sensuel, l’œuvre révèle une tension entre puissance et contrainte.
Le jeu des mots et le doublement se jouent aussi dans le titre de l’œuvre de Gina, La chute des corps, où se cache la phrase « hors du spectacle », un glissement sémantique qui prolonge la réflexion sur l’apparition et la disparition. Comme la langue sculptée qui oscille entre élan expressif et obstacle physique, ce titre s’inscrit dans une logique de dévoilement et de retrait, où le visible dissimule une autre réalité latente. « La langue est un animal insaisissable qui refuse d’être domestiquée. Elle lèche, mord, crache, insulte, mais elle guérit, console, chante aussi », écrit l’écrivaine Gabriela Wiener. L’animalité est certes présente, mais le désir de consoler l’est tout autant, comme en témoignent les amoureux·ses de Matisto (Politicas de amor, 2025). La langue, insaisissable mais tangible, devient un tour de magie, et læ magicien·ne une figure clé du bestiaire de Matisto. Accroché au mur, un cadre à poignée, évoquant un sac à malices, semble contenir l’auteur·ice de la ruse (Matisto, Mago New Age, 2024).
L’acte final est dédié à la fois à l’articulation et à la désarticulation. Dans la vidéo de Gina, des mots défilent rapidement à l’écran (Judging Worms, 2023). Toute tentative de suivre leur rythme à la recherche d’un sens s’avère vaine – ils ne sont qu’une suite alphabétique de termes extraits d’un procès du XVIe siècle, au cours duquel des vers de terre furent expulsés d’un champ après avoir été accusés d’avoir ruiné les récoltes de champs céréaliers. Par la fragmentation et la reconfiguration, Gina met en lumière la théâtralité du langage juridique, libérant les mots de leur sens. Pour Matisto, ce qui se trouve au sous-sol n’est plus une figure tissée de perles et de reliques rassemblées, mais simplement sa trace (Sombra de Estrella, 2025). Cette œuvre prend racine dans une rencontre fugace mais familière : chaque matin, il croisait un vendeur de rue dont les marchandises, laissées trop longtemps au soleil, imprimaient des formes pâles sur les boîtes qu’elles occupaient autrefois. Un jour, le vendeur disparut, expulsé par une intervention policière. Les deux artistes s’engagent avec l’archive et la mémoire, les déconstruisant et les réassemblant à la recherche d’un sens nouveau.Ainsi, Trabalengua ne se contente pas d’exposer des empêchements – il en tire aussi une énergie singulière. Dans la torsion des langues, dans le mouvement contraint des corps, quelque chose échappe : un langage sans mots, un silence habité, une présence invisible qui persiste au creux des matériaux et des formes. Comme un virelangue répété encore et encore jusqu’à perdre tout sens, les mots finissent par n’être que des sons, une sensation dans la bouche, un jeu qui se détache du sens pour ne devenir qu’un pur mouvement, une performance.
Dans le cadre de l’exposition, Matisto bénéficie d’une résidence au Chalet Lecoq, dispositif de la Ville de Clermont-Ferrand.
En automne 2025, à l’occasion de l’exposition personnelle de Gina Proenza à la Salle des bains (Lyon) et résidence de production à Treignac Projet, nous organiserons une discussion au Lieu-Dit, Clermont-Ferrand. Date à venir.