The Chinese Museum F
Musquiqui Chihying
2 octobre — 10 décembre 2019
À l’occasion de sa première exposition personnelle en France, l’artiste taïwanais Musquiqui Chihying présente une nouvelle installation sonore intitulée « The Chinese Museum F ». L’exposition se développe comme un scénario avec plusieurs histoires qui se superposent, dans lequel l’espace principal d’In extenso se transforme en une branche du Musée national de Chine, en s’appropriant son système de présentation, ses standards et ses couleurs. Par le mélange d’anecdotes fictives et de faits historiques, l’artiste vise à évoquer dans l’imaginaire du public un ensemble d’images questionnant les pratiques muséales contemporaines, la fonction sociale et philosophique du patrimoine culturel et la manière dont ce savoir est construit, acquis, conservé et redistribué.
L’exposition prend comme point de départ la mise à sac du Palais d’Été de Pékin par l’armée franco-britannique en 1860 pendant les guerres de l’opium. Malgré la stratégie temporisatrice de la diplomatie chinoise, visant à gagner du temps afin de combler des insuffisances dans les combats, les troupes commandées par les généraux Charles Cousin-Montauban et Sir James Hope Grant pénètrent dans le Palais d’Eté le 7 octobre, commençant le pillage du trésor des Empereurs chinois ainsi que la destruction du bâtiment dans son ensemble. Dans la première narration sonore, Musquiqui Chihying décrit deux soldats français, FH et son chef, assistant à ces scènes brutales et comprenant dans le même temps cette violence sans scrupule, mais poursuivant leur but : récupérer des objets précieux pour les renvoyer en France, et ainsi devenir des héros de la guerre. C’est à cette époque que fut détruite la prestigieuse fontaine-horloge du palais, dessinée par le peintre et prêtre missionnaire italien Giuseppe Castiglione, dont les sculptures en bronze, représentant des têtes d’animaux du zodiaque chinois, furent volées et emportées à l’étranger, devenant ainsi le symbole de l’humiliation des chinois.
L’expérience coloniale a été marquée par une recherche constante d’objets culturels et artistiques : les armées avaient dans leurs rangs des experts en art qui s’occupaient de tracer, évaluer et sélectionner les objets d’art à rapporter en Europe afin qu’ils intègrent les collections nationales et privées. Comme l’affirment Felwine Sarr et Bénédicte Savoy dans leur rapport Restituer le patrimoine africain, « destruction et collection sont les faces d’une même médaille. Les grands musées d’Europe sont à la fois les conservatoires brillants de la créativité humaine et les dépositaires d’une dynamique d’appropriation souvent violente et encore trop mal connue1. » En France, les trésors pillés furent exposés au Pavillon Marsan du Jardin des Tuileries en 1861 pour ensuite être intégrés à la collection personnelle de l’impératrice Eugénie qui créa en 1863 le Musée Chinois du château de Fontainebleau. La trame fictive de Musquiqui Chihying se poursuit en analysant les enjeux critiques liés à l’appropriation des objets pillés d’autres cultures et à la nécessité de changer leurs fonctions, modifier leurs formes originales et ajouter quelques éléments pour les intégrer parfaitement à leur nouvel environnement de présentation. Ce second acte de violence, qui consiste à usurper l’identité culturelle et esthétique de ces objets en les coupant de leur contexte d’origine, est évoqué par le second personnage, BF, assistant chez Collas et Barbedienne, l’une des principales fonderies parisiennes de l’art du bronze. Avec son chef, il étudie la modification d’une série de précieux vases religieux provenant du Palais d’Été afin de les transformer en candélabres pour la décoration du Musée chinois de l’Impératrice Eugénie.
Le pillage du patrimoine culturel ne permet pas aux gens de se confronter à leur propre culture et leur propre histoire, aggravant ainsi la hiérarchie entre les cultures dominantes et dominées. Ce fait revient à « nier le principe même de la culture qui […] se génère et régénère au fil des siècles par la transmission, la reproduction, l’adaptation, l’étude et la transformation de savoirs, de formes et d’objets au sein des sociétés2. » Dans le troisième épisode de son récit fictif, Musquiqui Chihying transpose l’histoire d’une perspective historique à une perspective spéculative, tout en mettant en évidence le lien critique entre la Chine et son patrimoine culturel.
Tandis que pendant des décennies, lors de la révolution culturelle, le Parti sous le contrôle de Mao Zedong détruisait l’art, les antiquités et les musées, considérés comme le pouvoir symbolique d’une ancienne bourgeoisie et des bénéfices féodaux enracinés, depuis 2009, Pékin a annoncé la volonté de l’État de rechercher les objets chinois pillés et dispersés dans les institutions occidentales. Le gouvernement a ainsi confié à la puissante entreprise étatique China Poly Group la mission de localiser et de récupérer l’art perdu soit en négociant avec les institutions culturelles étrangères, soit par l’acquisition lors de ventes aux enchères.
Le marché de l’art est devenu ainsi « un champ de bataille patriotique » par le biais duquel le rapatriement des trésors volés est devenu une forme de revanche nationaliste sur le « siècle d’humiliation ». Depuis 2010, dans des institutions occidentales, ont eu lieu plusieurs vols mystérieux d’objets historiques pillés en Chine. L’aura nébuleuse du Poly Group, dont l’activité va de la vente d’armes à l’acquisition d’oeuvres d’art, amène à s’interroger sur son implication dans ces événements. Musquiqui Chihying interroge la disparition de ces objets en racontant l’histoire de CJ, un voleur engagé par une femme inconnue pour voler une statuette oléine dans un musée. Les réflexions de CJ visent à éclaircir la théorie complotiste sur l’implication du groupe, qui semble pourtant contradictoire avec sa volonté de récupérer ces oeuvres d’art, les montrer dans les musées chinois et ainsi rétablir la culture et l’identité chinoises dans leurs frontières nationales.
Musquiqui Chihying s’efforce de brouiller les frontières entre les victimes et les auteurs de crimes en mettant l’accent sur la nature changeante et cyclique de l’histoire. Il conduit le public à l’intérieur de l’exposition au travers d’une voix off : le flou des monologues des personnages qui, volontairement, ne resitue ni lieu, ni époque ni référence définis, amène le public à rechercher ces vicissitudes trop souvent cachées afin de construire sa propre pensée critique.
Dans la salle de projection « The Sculpture, une conférence performative filmée, se concentre sur M. Xie, un collectionneur qui a fait don de plus de 5 000 oeuvres d’art africain à la collection du Musée national. Collectées dans les années 1990, elles sont touchées de façon indélébile par des éléments à la fois précoloniaux et postcoloniaux, nuisant aux efforts pour les considérer comme le produit d’autres ethnies, intemporelles. Là encore, les politiques de reconnaissance et de redistribution matérielle sont compliquées du fait des relations entre la Chine, l’Afrique et l’Europe. [Dans la vidéo] l’artiste, habillé d’un costume noir, se tient au milieu d’une mer de reproductions photographiques d’oeuvres d’art. Il s’agit d’une reconstitution de la photographie emblématique d’André Malraux se tenant à côté de son Musée imaginaire, livre d’art prototypique. Pour autant, dans la version de Chihying, c’est Terminator, plutôt qu’un buste finement sculpté, qui apparaît sur l’une des photographies3. »
1 Felwine Sarr, Bénédicte Savoy, Restituer le Patrimoine Africain, Éditions Philippe Rey, Éditions du Seuil, 2018.
2 Ibid.
3 Extrait du communiqué de presse de l’exposition « I’ll be back », Ullens Center for Contemporary Art, Pékin, 2018.
Musquiqui Chihying (Taipei, Taïwan, 1985) vit et travaille entre Berlin et Taipei. Il a participé à de nombreuses expositions internationales, comme Crush, Para Site, Hong Kong (2018) ; The 69th International Berlin Film Festival – Forum Expanded Exhibition, Akademie der Künste, Berlin (2018) ; A chemical love story, Tang Contemporary, Pékin (2017) ; 2016 Taipei Biennial : Gestures and archives of the present, genealogies of the future, Taipei Fine Arts Museum, Taipei (2016) ; Millefeuille de Camélia, Arko art center, Séoul (2016) ; Social factory, the 10th Shanghai biennale, Power Station of Art, Shanghai (2014) ; Place an image / Place in image, Museum für Fotografie, Berlin (2014) ; 2012 Taiwan Biennial, National Taiwan Museum of Fine Arts, Taichung (2012), parmi d’autres. Les expositions personnelles incluent I’ll be back, Ullens Center for Contemporary Art – UCCA, Pékin (2018) ; Resistance is futile, Gallery 456, New York (2017) ; Modern life is dull, Non Berlin (2016). Musquiqui Chihying a été nommé au Berlin Art Prize 2019.