Modern Dog

Clément Faydit, Rozenn Voyer

8 juin — 27 juillet 2024


Une ampoule, des baies, un cerf-volant, de la glace, une bouilloire… Ce sont les articles qu’un perroquet nommé Rocco a commandés sur Amazon, avec l’aide de sa complice Alexa, une enceinte connectée1. Rocco a été dépeint par les médias comme pénible, en particulier pour sa « maîtresse » qui devait annuler ses commandes jour après jour afin de ne pas être débitée. Pour autant, cette liste de courses ne révèle pas seulement les tours d’un filou à plumes mais plutôt – et surtout – les ingrédients de la recette d’une alliance entre l’animal et l’ordinateur.

Cette anecdote semble être la meilleure façon d’entrer dans l’exposition imaginée par Clément Faydit et Rozenn Voyer car elle incarne un recâblage de notre appréhension des relations qui se nouent en dehors de notre regard, quand ce n’est pas sous le nez. Pour reprendre les mots de Donna Haraway dans Manifeste des espèces compagnes : « Tant les cyborgs que les espèces compagnes combinent sous des formes surprenantes humain et non-humain, organique et technologique, carbone et silicium, autonomie et structure, histoire et mythe, riches et pauvres, État et sujet, diversité et déclin, modernité et postmodernité, nature et culture2 ». Dans « Modern Dog », nous découvrons des récits de natureculture, des histoires de cohabitation et de socialité interspécifiques à travers la danse (fatiguée) des figures bricolées que nous avons maintes fois tenté de domestiquer. Le tout articulé sur fond d’un modernisme cartoonesque qui a échoué non seulement pour lui-même, mais aussi pour ses usager·es.

« Rien n’est magique, tout est mécanique ! ». On entend encore les cris des modernistes depuis leurs maisons de verre se répercuter à travers le temps lorsqu’iels optent pour des structures apparentes. On pourrait imaginer que ce choix n’était pas loin du geste de montrer ses dents, sinon pour être menaçant, du moins pour être viril. Ici, les dents évoquent une skyline (Yellow City), motif qui devient bouquet de gratte-ciels (Lèche-vitrine (la Cité)), gratte-ciels qui se retrouvent dans un champ à se faire lécher – plutôt que de se faire chier dessus – par un chien (Lèche-vitrine (le Bouquet)). Ainsi, en dévoilant l’envers du décor, une caricature de la virilité (et, nécessairement, de la vulnérabilité) moderne se dessine. Et grâce à ce bouleversement d’échelle, on la regarde de loin, avec douceur, en se moquant un peu.

Clément Faydit et Rozenn Voyer mettent en scène tant la vulnérabilité que l’émancipation des autres espèces face aux caprices consuméristes3 des humain·es. Dans La Face (la Tour), une figure est piégée dans des panneaux publicitaires peints dans un jeu de transparence comme pour révéler leurs propres techniques de manipulation. Plus loin, les mégots de clopes industrielles écrasés se réunissent, eux aussi en squelette, pour se moquer de l’autre qui s’est laissé prendre à ses artifices (Clopin-Clopant). Une autre figure à tête d’ampoule illumine la scène. Aveuglée par son épanouissement, elle ignore que sa grande idée l’a abandonnée, ne tenant qu’à un fil (L’Épanoui).

D’autres espèces se joignent à cette danse, comme le chien et le chat, chacun peint sur un livre vidé de son contenu (Pauvres lecteurs). Les pages manquantes sont loin d’être banales puisqu’elles racontent, d’un côté, l’histoire d’un laveur de vitres de gratte-ciel devenu chien d’aveugle pour son amante dans une ville qui menace de s’écrouler4, ou de l’autre, d’un travailleur qui perd le sens de la vie dans l’enchevêtrement des rues, des maisons, des boutiques, de la nature, des vêtements, des réunions de salarié·es5 – bref, d’une ville. À l’instar du livre Don Quichotte que Le Corbusier recouvrit du poil de son chien Pinceau après sa mort, le chat et le chien qui ornent les couvertures révèlent ici comment la nature et la culture se contiennent l’une et l’autre et sont ainsi intimement inséparables.

Et si les modernistes avaient un penchant pour les ossatures architecturales, Clément Faydit et Rozenn Voyer le partagent, sous forme d’un jeu d’articulation qui met à nu les liens désormais visibles entre les êtres. Il n’y a plus d’intimité, ni d’endroit où se cacher. On voit les figures et les corps de celles et ceux qui nous surveillent, comme le visage du chat que l’on aperçoit dans des câbles entrelacés et le reflet des phares d’une voiture (La Face (le chat)).

Il n’y a plus de mystère, les vies parallèles heureuses des non-humain·xes qui s’agitent quand on leur tourne le dos sont désormais mises en lumière, et même les fantômes de la cité qu’on oublie de regarder nous saisissent (La Danse du squelette).

Cette agitation se concentre dans les mouvements calculés d’un aspirateur-robot qui cherche inlassablement les poils d’animaux qui se trouvent assemblés en forme de sac sur son dos (Sans queue ni tête). Cet accessoire est fait avec les poils feutrés de la chienne des artistes, la même qui lèche soigneusement la ville. Et si la quête absurde de l’aspirateur reflète l’aspect verbeux, voire ennuyeux, des histoires dites « sans queue ni tête », l’association entre les objets incarne le divertissement recherché par les humain·xes dans les êtres qu’iels tentent de domestiquer, et comment leurs valeurs dépendent d’un commerce affectif.

À travers les installations, le graphisme6, le dessin, la peinture ou la sculpture, Clément Faydit et Rozenn Voyer opèrent par prélèvement : en assemblant des objets et des symboles extraits du monde qui nous entoure, iels composent des formes qui nous forcent à considérer de nouveaux modes d’attention. « Modern Dog » serait ainsi l’incarnation du frémissement d’une ville qui nous rend le regard, une ville composée de mégots, de câbles – et de leurs âmes –, de cotons-tiges, et, bien sûr, de chiens.

Katia Porro


1 « Celles et ceux qui changent le monde : se relier aux animaux », Les Pieds sur terre, France Culture,rediffusion 26 avril 2024.

2 Donna Haraway, Manifeste des espèces compagnes, Climats, Flammarion, Paris, 2018, p.26.

3 Idem. p. 75.

4 Didier Decoin, John l’Enfer, Éditions Seuil, 1977.

5 Pierre Fisson, Les Rendez-vous de Moscou, Tallandier, Paris, 1965.

6 Les artistes, réuni·es sous le nom Traduttore, traditore, réalisent des identités graphiques et des objets éditoriaux, comme pour In extenso et La belle revue.


Rozenn Voyer, née en 1993 aux Lilas, se questionne sur son lieu de vie. Elle a étudié à l’École nationale supérieure d’art de Nancy et à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon. Son activité se décline à travers le dessin, le verre et la mise en page mais se construit toujours autour du même but avoué : rejouer les plaisirs qu’elle garde en souvenir des excitations esthétiques de son enfance. Rozenn Voyer fait tourner les mains de droite à gauche et de gauche à droite, les doigts dressés en l’air, pour imiter les mouvements des marionnettes. Dans son ardeur, elle joue des couleurs, des figures, des signes et des boules, de superposition et de transparence, de motifs et de lignes croisées, pour atteindre la même agitation que Rozenn-haute-comme-trois-pommes repassant méthodiquement les emballages en aluminium colorés des chocolats en forme de. Son travail a été présenté dans Diorama, Cadavres et Panthère Première, entre autres. Elle a exposé à Voiture 14 à Marseille (2019), à Moscow art book fair (2020), à Material à Zürich (2021), à la Friche de la Belle de mai à Marseille dans le cadre de Murmurations volet 2 (2022), et à Office Festival à Marseille (2024).

Clément Faydit est né en 1992 et vit à Uzerche. Il est diplômé de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon. Son travail se développe à travers le dessin, les travaux du texte, les marionnettes, la peinture, la musique et le design éditorial. Le temps (qui coule) et les animaux (humains et non humains) sont les sujets qui animent les situations qu’il fabrique et répète peu importe le médium et l’outil. Il a exposé son travail au CID, Le Grand Hornu (BE, 2019), au MUDAC, Lausanne (CH,2019) à Voiture 14, Marseille (2020), à la Moscow Art Fair (2020) à la galerie Material à Zürich (2021) et à la Friche de la Belle de mai à Marseille dans le cadre de Murmurations volet 2 (2022).

Ensemble, iels développent des identités graphiques, des objets éditoriaux, des ateliers pédagogiques et des expositions duo sous le nom Traduttore, traditore depuis 2019. Iels ont notamment collaboré avec GUFO pour la revue saisonnière HOOT, le musée de l’Imprimerie et de la Communication graphique, Mécènes du Sud, le Cnap, entre autres. Iels montent la maison d’édition cry mimi cry en 2022. Depuis 2022, Traduttore, traditore conçoit l’identité graphique d’In extenso et sa revue, La belle revue.


La face a été sélectionnée par la commission mécénat de la Fondation des Artistes qui lui a apporté son soutien.