TEMPO Chapitre 1 : en partant de là…

Quentin Broquet, Anastasia Ermolova, Armineh Negahdari

17 novembre — 2 décembre 2023


Dans son livre Ces émotions qui nous fabriquent, Vinciane Despret écrit : « Pour construire les paysages dans lesquels d’autres versions de savoir ont pu s’élaborer à la rencontre de nouvelles versions de l’émotion, je vais vous inviter au voyage. Ou plus précisément, au dépaysement.1 » 

C’est peut-être la façon la plus appropriée d’aborder cette exposition en deux chapitres. Imaginée comme un dépaysement à travers une polyphonie de pratiques, d’émotions et de sensations, « en partant de là et trois jours en arrière » réunit un groupe d’artistes – Quentin Broquet, Jeanne Chopy, Assia Ermolova, Eugénie Faurie, Armineh Negahdari et Émilie Richelet – qui, de prime abord, n’ont qu’une chose en commun : un espace de travail partagé aux Ateliers. Cependant, ce voyage révèle rapidement d’autres liens entre les différentes pratiques : nous assistons ici à une palette de perceptions et de sentiments – de la colère à la peur, de la nostalgie à la joie – qui soudent, assemblent, dessinent, capturent, cousent et façonnent un paysage mollement détraqué.


Chapitre 1 : en partant de là… 

Quentin Broquet, Assia Ermolova, Armineh Negahdari

Certain·es pourraient confondre à tort le « là » dont il est question ici avec l’espace de travail que les artistes ont partagé au cours de l’année. Mais ce « là » devrait être plutôt compris comme un « là » multiple, un lieu ambivalent qui évite de se situer. Venant de divers horizons, les artistes réuni·es dans ce premier chapitre nous révèlent leurs propres « là ». Ce paysage détraqué se dessine ainsi discrètement dans l’espace, à travers des fragments de villes, habité par des personnages troublants alors qu’un motif dominant se révèle : le vide.

Ce vide en est un qui engouffre, dans toute sa plénitude, comme un silence assourdissant : le travail d’Assia Ermolova en est témoin. Le squelette d’une fusée se dresse dans l’espace, incarnant un véritable jeu de pouvoir : la forme ici n’est pas empruntée directement à celle de l’engin spatial, mais plutôt aux terrains de jeux soviétiques dans lesquels les enfants grimpent sur des formes militaires. Intitulée Silence, cette sculpture pointe le doigt vers l’absurdité d’une réalité où les symboles du pouvoir sont omniprésents et écrasants, et ce, dès l’enfance. Mais l’humour désespéré est toujours au rendez-vous : une langue collée à la structure en métal évoque une peur d’enfance de l’artiste ayant grandi en Russie – celle de lécher le métal froid. La structure devient alors le lieu d’une sensation ambiguë entre le jeu et l’inquiétude. Plus loin, un groupe de personnages en forme de cochons veillent sur la scène, rappelant des icônes ou des portraits d’autorités, comme si iels disaient : il vaut mieux tenir sa langue. 

Le silence et le vide sont à la fois contenants et contenus dans l’œuvre de Quentin Broquet. Dans la série Archéologisme présentée ici, des fragments d’un espace urbain non spécifié sont présentés comme des reliques, évoquant comment l’affect et la mémoire sont intrinsèquement liés à l’espace. Dans une démarche proche de celle de l’archéologue, l’artiste fait revivre des lieux délaissés. Le statut de ces boîtes devient alors équivoque : accrochées au mur, elles prennent la qualité picturale d’un portrait dans leur composition, mais une fois placées sur socle, l’image du cercueil est inévitable. Le deuil et la nostalgie n’ont, pour autant, pas simplement atteint leur fin ; leurs réceptacles étant construits avec des matériaux de transport, ils sont emportés, mis en mouvement vers un dépaysement qui se poursuit. 

Et si les œuvres d’Assia Ermolova et de Quentin Broquet semblent créer des paysages d’émotions – aussi vastes soient-elles –, les personnages insaisissables des dessins d’Armineh Negahdari pénètrent ces espaces. Les lignes dominantes interrompues par des gribouillis ressemblent à un bégaiement du quotidien. Ça mange, ça caresse, ça chuchote, puis ça crache, ça vomit, ça pique, ça jette, ça se touche le cul, tout cela avant de faire un grand écart. Le trait d’Armineh est un trait résolument affectif puisqu’il semble avoir germé d’un « là » qui bout, d’une énergie enfiévrée, avant de s’évaporer vers ce vide qui dévore.

Ce chapitre, qui porte un titre qui s’échappe, qui nous échappe, révèle une sensation saccadée de dépaysement. « Les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peurs, même si le fil de leur discours est secret, leurs règles absurdes, leurs perspectives trompeuses ; et toute chose en cache une autre2 » comme l’écrit Italo Calvino dans Les Villes invisibles, livre dont notre titre est extrait. Remplaçons encore ici « les villes » par les « là » d’où nous partons, ceux qui gardent sur nous une prise molle, et pourtant, viscérale.

Katia Porro 


1 Vinciane Despret, Ces émotions qui nous fabriquent, Paris, Points, 2022.

2 Italo Calvino, Invisible Cities, Boston, Mariner Books, 1978.