TEMPO Chapitre 2 : …et trois jours en arrière
Jeanne Chopy, Eugénie Faurie, Émilie Richelet
8 décembre — 23 décembre 2023
Chapitre 2 : …et trois jours en arrière
Jeanne Chopy, Eugénie Faurie, Émilie Richelet
« Le début de chaque nouveau projet était toujours une continuation.
Pour l’instant, c’était le projet, basique mais pas évident, du sommeil »1.
On s’est peut-être quitté·es « là », mais pourtant, on y revient, et trois jours en arrière. Ce laps de temps, loin d’être littéral, évoque plutôt une sensation déstabilisante, comme un sommeil long et désorientant, un rêve récurrent. Comme ces instants entre la somnolence et le réveil, où une douce confusion nous fait oublier où nous sommes, un bref moment, avant que le réel nous reprenne. Puisque chaque début est toujours une continuation de quelque chose, nous continuons ainsi le voyage à travers ce paysage détraqué, émotionnel, porté·es cette fois par une rêverie vibrante.
« D’une manière générale, nous croyons que la psychologie des émotions esthétiques gagnerait à étudier la zone des rêveries matérielles qui précèdent la contemplation. On rêve avant de contempler. Avant d’être un spectacle conscient tout paysage est une expérience onirique » écrit Bachelard dans L’Eau et les rêves. Les artistes réunies dans ce deuxième chapitre — Jeanne Chopy, Eugénie Faurie et Émilie Richelet — nous offrent ici un paysage des rêveries matérielles, qui se métamorphose devant nous, oscillant entre chimère et réalité.
L’univers plastique de Jeanne Chopy évoque la sensation confuse et déroutante de ne pas savoir si un souvenir est vrai ou non. Un souvenir lointain que l’on déguise, que l’on accessoirise, que l’on façonne pour en lisser les bords. Les formes, les matériaux sont tous reconnaissables, familiers même, et pourtant, ils nous échappent : le doute s’y installe. Il s’agit néanmoins d’un doute joyeux. « Parfois, les choses grincent un peu, sinon, c’est doux, lisse, ornementé, appétissant » dit l’artiste. Les sponge cakes en sont la preuve, puisqu’ils ponctuent les sculptures et s’inscrivent en toile de fond de ses paysages oniriques. En remaniant les matières et se jouant de leurs apparats, l’artiste met en place la chorégraphie de souvenirs accommodés.
Ce type de souvenir, à la fois saccadé et réconfortant, se retrouve dans les œuvres d’Émilie Richelet. Dans la série Nahua, plusieurs bribes de lieux, d’univers et d’environnements se superposent, à travers des « post-its numérique », composant ainsi des fenêtres sur des mondes fictionnels et imaginaires, troublés par des glitchs informatiques. Le végétal, l’aquatique et le numérique s’entrechoquent ainsi, rappelant les propos de Donna Haraway sur la « sympoeisis »2 : rien ne se fait tout seul, tout se déploie et se prolonge à partir de quelque chose d’autre. De cette manière, Émilie Richelet nous propose des paysages oniriques façonnés par des empreintes de lieux de rêves et de souvenirs multiples… qui se multiplient.
Et si dans le premier chapitre les personnages dans les dessins d’Armineh Negahdari venaient habiter les paysages dessinés par les oeuvres d’Assia Ermolova et Quentin Broquet, dans ce deuxième chapitre, ce sont les créatures d’Eugénie Faurie qui viennent se glisser dans les mondes suscités par les oeuvres de Jeanne Chopy et Émilie Richelet. Ses êtres-objets incarnent ce paysage mollement détraqué, légèrement décalé de celui que nous considérons comme la réalité. Dans la réalité alternative d’Eugénie, les espèces telles que nous les connaissons – pensez aux crustacés ou aux arthropodes – semblent avoir franchi une nouvelle étape de l’évolution, celle de l’embellissement. Ses sculptures prennent place dans le décor remodelé de l’exposition, comme des personnages issus de rêves où les gestes artisanaux se heurtent aux accessoires artificiels. Des nouvelles affinités, entre ce qui est noble et ce qui est synthétique, sont ainsi imaginées.
Bien que le réel et le rêve, le vrai et la fiction se confondent dans ce chapitre, des fragments de vécus se matérialisent, et se métamorphosent. « Chacune de mes peintures peut être considérée comme un marqueur autobiographique, un indice, par lequel j’évoque un moment de mon passé ou de mon futur projeté, chacun étant un charme pour évoquer une réalité mentale et lui donner une forme physique » écrit la peintre Mary Heilmann.3 Ici, nous témoignons ainsi des réalités mentales, ou des rêves, en pleine cristallisation.
Katia Porro
[1] Kate Briggs, The Long Form, Fitzcarraldo Editions, 2023.
[2] Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Les Éditions des mondes
à faire, 2020.
[3] Mary Heilmann, The All Night Movie, New York, Primary Information, 2022.