I Hate My Superego

Sylvie Hayes-Wallace

30 septembre — 11 novembre 2023


Assise sur une plage bétonnée à Marseille, Sylvie me parle de son obsession pour les visites de maisons de célébrités – comme MTV Cribs1 ou les vidéos d’Architectural Digest – et plus particulièrement du « tunnel vaginal » chez Cara Delevingne dans lequel la top model s’engouffre lorsqu’elle est seule à la maison pour « renaître et se purifier2 ». Cette conversation synthétise la majorité de mes échanges avec Sylvie, qui ont presque tous porté sur les intérieurs, les corps, la féminité, le self-care, la culture pop et, bien sûr, l’absurdité de tout cela. Quelques semaines après cette conversation, elle m’a fait visiter son atelier-logement, non pas à New York où elle vit, mais au Chalet Lecoq à Clermont-Ferrand où elle réside et travaille depuis huit semaines. En franchissant le seuil de l’entrée qui mène directement à l’atelier, au lieu de dire « welcome to my crib » (littéralement « bienvenue dans mon berceau », qui veut dire « bienvenue chez moi » dans un argot désuet) comme beaucoup de célébrités au début des années 20003, elle aurait facilement pu dire « bienvenue dans mon cerveau », car son travail est précisément cela : une révélation de sa cage d’intériorité.

Mais il ne faut pas se leurrer : Sylvie Hayes-Wallace est une gatekeeper4. Littéralement – car pour accéder au Chalet Lecoq, situé dans un parc municipal fermé au public après 21 heures, elle doit ouvrir un portail (gate en anglais, d’où provient l’expression) en fer géant à l’aide d’une clé électronique que seules quelques rares personnes détiennent, mais aussi parce que la mise à nu de son intimité n’a rien de la régurgitation d’un journal intime : elle se fait avec une précision névrotique de la dissimulation. Pour l’exposition « I Hate My Superego » [Je déteste mon surmoi], Sylvie a imaginé une nouvelle forme d’autoportrait en créant une représentation sculpturale de ce que l’on pourrait imaginer être son surmoi, intitulée My Dictator.

La pièce est presque agressive ou salace, non seulement en raison des images pornographiques dans lesquelles des vulves ont été recouvertes d’une bombe à paillettes générée par ordinateur, mais aussi parce que la colonne elle-même ressemble à un secret qui ne serait que légèrement vêtu. Fissurée et recouverte de quincaillerie, elle se dresse (mais de façon précaire) avec des ouvertures dans chaque coin par lesquelles nous pouvons épier la façon dont Sylvie défait – ou renforce ? – les relations entre l’extérieur et l’intérieur. L’architecture du soi prend ainsi une dimension physique – sa largeur est déterminée par celle du corps de l’artiste – tandis que la voix du surmoi de l’artiste la fragmente.

My Dictator est en quelque sorte l’enfant illégitime de l’idée de Lee Lozano pour son œuvre Companion Piece (1969), dans laquelle elle demandait : « jetez vos documents imprimés sur une pile et laissez-les sur la pile », et de la Little Crazy Column (2002) d’Isa Genzken dans sa folie « pleine de fissures » fabriquée à la main5. Sauf qu’au lieu d’une pile, Sylvie a érigé sa propre matière imprimée – factures, articles de développement personnel, agendas, to-do lists, formulaires de renouvellement de passeport, photos et billets de dollars découpés, pour ne citer que quelques éléments – en une colonne immense et délirante. « Enfin terminé… En regardant tout ça, je me rends compte que je suis folle lol », m’a écrit l’artiste à une heure du matin le 20 septembre, quand l’œuvre a été achevée. J’ai ri lorsque j’ai réalisé que la voix qui s’exprimait n’était autre que celle de son dictateur.

Nous avons tous·tes nos dictateurs, ces voix à l’intérieur de nos têtes qui nous critiquent et nous félicitent à la fois, et le travail de Sylvie donne une réalité spatiale à ces pensées intérieures. Pour Cage (Head) #4 (08/05/23 – 09/30/23), elle a repris son langage visuel habituel en créant des cages basées sur les dimensions de sa tête, cette fois-ci en verre épais et peint. S’inspirant de son environnement urbain à Clermont-Ferrand et du fait qu’il y ait un unique mur bleu dans sa chambre au Chalet, la cage de verre semble être une ode au brouillard cérébral, à la sensation vertigineuse de naviguer dans des contrées et des langues nouvelles et étrangères, et à la façon dont elles modifient à leur tour notre perception de nous-mêmes.

« Je cherche mes profondeurs brûlantes dans l’extériorité brûlante de l’autre6. » Sylvie m’a partagé cette citation tirée du livre de Luce Irigaray, Être deux, qui semble être une vérité incandescente. L’impulsion de Sylvie consistant à se connecter à elle-même par une mise à nu très sélective pour l’autre ressemble presque à un jeu de séduction dans lequel le·la séducteur·ice attire l’autre pour renforcer son propre sex-appeal – et ceci est loin d’être dit de manière péjorative. Dans Cincinnati – une image de voiture encadrée d’une manière très Sylvie – le mot “sexy” et d’autres autocollants de voiture avec des slogans assertifs embellissent un mini-van, rappelant une forme de branding de soi qui ressemble à une négociation avec cette voix dictatoriale intérieure.

Pour aller plus en profondeur, on peut descendre au sous-sol, où l’artiste a plaqué sur le sol des relevés de cartes de crédit (Freedom (Over Me)). Chaque relevé révèle les dépenses de l’artiste, ce qui nous amène à nous demander si nous pouvons comprendre pleinement une personne simplement à travers ses activités bancaires. (Je pense à mon banquier et je grimace). Au lieu d’imaginer que nous tenons une loupe, que nous plissons un œil et que nous examinons Sylvie en tant que personne, je vois cette exposition de soi comme un dévoilement plus large de l’absurdité et de la désorientation qu’il y a à appréhender notre monde néolibéral.

Comment se situer par rapport à tout cela ? Avec empathie ou curiosité ? En tant que voyeur·euse, qu’intrus·e, séducteur·ice, séduit·e ? Je préfère nous considérer tous·tes comme des complices, des témoins d’un événement qui dépasse l’intime, qui s’enracine dans un monde plus vaste, plus complexe, un monde contrôlé par des superegos (surmoi-s) et un désir de rapprochement. Bien qu’architecturale et presque archivistique, chaque œuvre dans « I Hate My Superego » ressemble à une production en pattes de mouche : un œil non attentif pourrait confondre à tort la compréhension de Sylvie de notre société instable avec une frénésie auto-curieuse et indicielle.

Katia Porro
Traduit avec Lou Ferrand

[1] Autrement connue en France comme « Ma Maison de Star », MTV Cribs était une série de télé-réalité des années 2000 dans laquelle des célébrité·es offraient des visites personnalisées de leurs somptueuses demeures – leurs cribs, littéralement berceaux –, qu’elles soient équipées de téléviseurs à écran plasma, d’immenses jacuzzis ou encore de meubles extravagants.

[2] Voir https://www.youtube.com/watch?v=vx09_4cEzlM

[3] Chaque épisode de MTV Cribs commence par l’ouverture de la porte d’entrée par la célébrité, qui se présente et dit : « welcome to my crib ».

[4]  Le « gatekeeping » est l’activité qui consiste à contrôler et, généralement, à limiter l’accès à quelque chose. Aujourd’hui, qualifier quelqu’un·e de « gatekeeper » revient à l’accuser de garder un secret.

[5] Svea Bräunert a écrit à propos de cette œuvre Essai Spotlight : Isa Genzken, Kemper Art Museum, https://www.kemperartmuseum.wustl.edu/node/11591.

[6] Luce Irigaray, To Be Two, Routledge, 2001, p. 55


En préparation de l’exposition, Sylvie Hayes-Wallace bénéficie d’une résidence de deux mois au Chalet Lecoq, nouvel espace dédié à la création artistique mis à disposition par la Ville de Clermont-Ferrand. L’exposition s’inscrit également dans la programmation « Les coulisses » de La Tôlerie.

Sylvie Hayes-Wallace (née en 1994 dans l’Ohio) vit et travaille à New York. Elle a été diplômée de The School of the Art Institute of Chicago en 2017. Elle a présenté des expositions personnelles et en duo à A.D. Gallery, New York ; Bad Water, Knoxville ; Interstate Projects, Brooklyn ; et New Works, Chicago ; entre autres. Son travail a également été présenté dans des expositions collectives à Chapter NY, New York ; Simone Subal Gallery, New York ; King’s Leap Fine Arts, New York ; Annex de Odelon, Ridgewood ; MX Gallery, New York ; et Frontera 115, Mexico ; parmi d’autres.