Lier et laisser filer
Silvana Mc Nulty
26 mai — 22 juillet 2023
« Lier et laisser filer » : un titre qui flirte avec le trouble de l’oxymore ouvre la porte vers l’univers artistique de Silvana Mc Nulty. Un univers composé de fragments, de microcosmes, d’heures acharnées et méticuleuses de travail, de discipline, de gestes violents sur des matériaux fragiles, et d’objets souvent exclus des vocabulaires artistiques pour leur caractère banal.
Ce qui en découle est un répertoire de mots, mots à la fois liés et en opposition, mots qui esquissent une sorte de fil rouge que l’on pourrait peu à peu tirer pour mieux naviguer au sein de cet ensemble aussi troublant qu’apaisant.
ABSOLU
Des associations paradoxales qui repoussent des limites – d’une chose, voire même de notre compréhension de cette chose-là – révèlent la recherche d’une forme absolue dans le travail de Silvana Mc Nulty. L’absolu engouffre et assomme, mais cependant fascine…
Voir : trou.
ACCESSION
28 000 trous, 14 000 pailles, et des mois de confrontation entre les mains d’Eva Hesse et un objet industriel composent l’œuvre Accession III. En 1968, l’artiste américaine d’origine allemande a enfilé des pailles en plastique dans les trous d’un cube en fibre de verre lors d’un geste répétitif peu éloigné de celui du tissage de Silvana Mc Nulty. Point par point, chacune des deux artistes combine des choses qui s’entrechoquent – le géométrique et le chaotique ; le manufacturé et le fait main ; la force et la fragilité.
« Une augmentation par un élément ajouté » est la définition du mot accession. Et chez Mc Nulty, comme chez Hesse, le désir d’une transformation complète de la matière est remplacé par le désir d’un détournement et une augmentation d’un objet existant, tout en créant des nouvelles sensations d’ordre physique.
CARAMBOLAGE
Au billard, un carambolage est une série de chocs, ou la collision successive des billes. Ici, le carambolage se passe à travers la matière et le geste – chaque chose en amène à une autre.
CISEAUX
Comme chaque outil tranchant, les ciseaux sont actifs vis-à-vis de la matière, mais passifs vis-à-vis de la main de son·sa utilisateur·rice. Chez Silvana Mc Nulty, ils sont tout autant complices de l’acte d’initier une œuvre et d’en déterminer sa finalité, que prisonniers de cette dernière. Cette contradiction rappelle la double nature de l’outil : des ciseaux, ou une paire de ciseaux, sont à la fois le symbole du lien (physique, affectif, amical) et de l’outil pour couper ce même lien.
Voir : outil.
COQUILLAGE
« Je devais commencer par fixer des signes dans ce continuum incommensurable, par établir une série d’intervalles, c’est-à-dire des nombres. La matière calcaire que je sécrétais, en la faisant tourbillonner comme une spirale sur elle-même, était précisément cela, quelque chose qui continuait sans interruption ; mais en même temps, à chaque tour de spirale, elle séparait le bord d’une spirale du bord d’une autre spirale, de sorte que si je voulais fixer quelque chose, je pouvais commencer par compter ces spirales. Bref, ce que je voulais construire, c’était un temps qui n’appartienne qu’à moi, qui ne soit réglé que par moi, qui soit autonome : une horloge qui n’ait à rendre compte à personne de ce qu’elle mesure. J’aurais voulu construire un temps-coquillage extrêmement long et ininterrompu, continuer ma spirale sans jamais m’arrêter1 ».
Voir : temps.
ÉPUISER
Des milliers d’objets circulaires – rondelles métalliques, joints de plomberie, passoires d’évier – crochetés ensemble et ainsi emprisonnés témoignent d’une tentative d’épuisement non seulement d’une technique, mais aussi d’une forme. Le parcours artisanal de Silvana peut laisser penser que ses objets sont le résultat de différentes techniques, mais à y regarder de plus près, la trame de l’artiste est toujours la même, faite d’un seul point (double maille serrée) crocheté à l’infini. Ce point est ainsi appliqué, avec fureur et rigueur, à ses matériaux de prédilection temporaire, jusqu’à qu’ils s’épuisent, ouvrant la voie vers d’autres textures, d’autres formes… Il y a eu, au départ, des pâtes, des peaux d’orange, des feuilles, puis des perles, des barrettes pour les cheveux, des cloches, des jouets, puis des coquillages, des coquilles d’œuf, puis du savon, de la cire, et puis, maintenant, des équerres, des ciseaux, des feuilles, en bref, des matériaux scolaires et des outils ou objets fonctionnels. Il y a des retours occasionnels à des objets précédemment affectionnés, mais souvent, lorsqu’un nouveau matériau se retrouve entre les mains de l’artiste, les autres sont laissés de côté, tout en étant liés.
FILET
« Il est vain de blâmer le filet d’avoir des trous2 ».
Voir : trou.
GÉOMÉTRIE
On ne peut nier ni l’aspect mathématique des œuvres présentées, ni les équations inimaginables qu’elles peuvent suggérer. Une feuille entourée d’une trame sans fin témoigne d’un désir de géométrie, ou peut-être d’un désir de contrôle. L’admiration, et peut-être la crainte d’une telle précision, peuvent être interprétées dans des œuvres récentes où des outils de mesure d’angles et de cercles sont piégés et rendus inutiles.
Voir : outil.
LANGAGE
Drôle de sensation d’entendre une langue étrangère en la comprenant sans pour autant pouvoir formuler une seule syllabe d’un seul mot dans cette même langue. C’est la sensation suscitée par les œuvres de Silvana Mc Nulty. Car sa pratique prononce le mariage du readymade et de l’artisanat pour en faire un nouveau langage visuel inédit.
Son vocabulaire provient du quotidien, composé d’une myriade d’objets qui nous entourent. Il se décline cependant à travers des conjugaisons formelles qui détournent sa nature même. Ainsi, celle ou celui qui osera pratiquer sa langue découvrira rapidement que le moindre bégaiement est impossible, car sa langue en est une de silence.
Dans Le Ravissement de Lol V. Stein, Marguerite Duras imagine « [la] plus grande douleur et [la] plus grande joie confondues jusque dans leur définition devenue unique mais innommable faute d’un mot. […] Ç’aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. Immense, sans fin, un gong vide, il les aurait assourdis à tout autre vocable que lui-même, en une fois il les aurait nommés, eux, l’avenir et l’instant3. »
Le langage de Silvana Mc Nulty pourrait donc être considéré comme une composition de mot-trous, qui voudraient à la fois tout et rien dire. Le plein et le vide.
Voir : trou.
LIGNE
La pêche à la ligne libre est une technique qui consiste à laisser filer un appât, généralement vivant, sans plomber la ligne. Le leurre dérive ou nage librement alors que la canne utilisée est laissée de côté. Le titre de l’exposition « Lier et laisser filer » fait ainsi penser à la pêche à la ligne libre : en créant des liens, on se libère.
Cette technique est aussi appelée pêche à la ligne morte, car le·la pêcheur·euse n’anime plus le fil – le lien imperceptible devient mou, tout en restant intact.
NŒUD
Dans les premiers plans du film Pénélopiade de Callisto Mc Nulty, nous voyons Silvana en train de nouer un fil de chanvre, encore et encore. Ce nœud sert, dans cette pièce, de liant, se détachant du sens péjoratif de son symbole. Il semblerait néanmoins qu’il n’y ait pas d’objet plus ambivalent que le nœud. Il est contraignant, compliqué, mais aussi la puissance qui lie. Ainsi, les contradictions s’entrelacent.
OUTIL
« Les rêves ne suffisent pas à détruire la couverture de la morosité […] Chaque jour, un outil tranchant, un destructeur puissant, est nécessaire pour s’en défaire4 […] »
Ciseaux, épingle, agrafeuse, dremel, perforateur… Chaque jour, Silvana a recours à un outil tranchant dans un geste que l’on peut ici aussi considérer comme la destruction de la morosité, puisqu’elle transforme des objets quotidiens en microcosmes inédits. Mais si l’outil sert de libérateur, il est aussi confronté à son destin dans l’œuvre de Silvana, qui détourne ses outils pour les rendre inutiles. Cela pourrait suggérer le refus d’une certaine dépendance à l’égard de ce dernier et, par conséquent, une forte quête d’autonomie…
Voir : ciseaux, géométrie, percer.
PÉNÉLOPE
Dans l’Odyssée, l’histoire de Pénélope se déroule comme suit : son mari, Ulysse, part à la guerre et la laisse attendre son retour pendant vingt ans. Un retour dont beaucoup doutent, et qui suscite la convoitise de nombreux prétendants qui tentent d’épouser Pénélope. Fervente opposante à cette idée, Pénélope utilise ses talents de tissage pour créer son propre destin. Elle dit à ses prétendants qu’elle choisira un nouvel époux lorsqu’elle aura fini le linceul, voile qu’elle tissera tous les jours avant de le défaire la nuit, afin de gagner du temps et de tromper ceux qui ignorent la technique de tissage, jusqu’à ce que son mari revienne. Et bien que cette dédicace fasse souvent allusion à sa loyauté dévouée envers son mari, elle doit plutôt être considérée comme une forme de résistance notamment dans une relecture féministe. L’étymologie de Pénélope (pene = trame) évoque la traduction de celle qui saisit la trame. On peut donc considérer Pénélope comme une tisseuse rusée qui saisit son propre destin à travers son savoir-faire. Quant à Silvana Mc Nulty, sa motivation est peut-être indéchiffrable, mais la prolifération des œuvres révèle une dévotion à son travail et un désir de créer sa propre trajectoire.
Voir : Pénélopiade de Callisto Mc Nulty
PERCER
L’embout d’une dremel chatouille la surface d’un œuf avant de la percer tendrement, à maintes et maintes reprises. Son blanc et son jaune tombent goutte à goutte par chaque trou jusqu’à ce qu’il se vide. La rigueur et la répétition du geste de l’artiste qui vient transformer l’œuf révèlent son désir d’en tester les limites : elle perce l’œuf et sa structure parfaite jusqu’à son effondrement. La tension se crée ainsi entre l’acte violent et le matériau fragile ; tout comme dans la collision des matériaux et des textures des autres pièces présentées ici.
SILENCE
Un refus de langage, ou plutôt un désir de silence, se lit dans les carnets et les enveloppes scellées à vie.
Voir : langage.
TEMPS
« La perte et l’attente ; la régression et la répétition ; la non-consommation et la contre-productivité ; le retard et l’obsolescence ; le dissocié et le désynchronisé5 » : ces tropes typiques liés au temps résonnent fortement lorsque l’on considère l’aspect de la durée dans les œuvres de Silvana Mc Nulty. Matérialiser cette unité de mesure élusive devient, pour elle, possible à travers ses gestes obsédants et répétitifs : percer, enfiler, crocheter, couper, percer, enfiler, crocheter, couper…
Voir : coquillage.
TISSER
« Tisser ne signifie pas seulement prédestiner (sur le plan anthropologique) et réunir ensemble des réalités différentes (sur le plan cosmologique), mais aussi créer, faire sortir de sa propre substance, tout comme le fait l’araignée, qui bâtit sa toile d’elle-même6 ».
Silvana Mc Nulty tisse, non seulement pour sortir de sa propre substance et créer son propre destin (voir : Pénélope), mais aussi pour faire se rencontrer des réalités, des textures, des matériaux et des mondes différents : le mou et le dur ; l’organique et l’artificiel ; le chaos et l’ordre ; le pérenne et l’éphémère…
TROU
Trou, troué, trous, trou de mémoire, trou de ver, trou du cul, trou de balle, trou de nez, trou d’air, trou d’homme, trou de conjugaison, trou de souris, tour normand, trou individuel, trou coronal, trou noir, avant-trou, bouche-trou, mot-trou, boire comme un trou…
Autant enfoncement que cavité, un creux qu’une ouverture vers un ailleurs infini, le trou est la forme de l’absolu, ou du moins de sa recherche.
« Quand je dis que les trous sont des conduits ou un “moyen de” ou un espace ou une intersection – je veux dire que les trous sont des occasions – des opportunités qui peuvent prendre de nombreuses formes, matériaux et durées (imaginez un trou qui ne serait que durée7) ».
Les trous et le manque sont ainsi à comprendre comme des possibilités. Et peut-être même un endroit où l’on peut à la fois se perdre et, éventuellement, se retrouver.
Insaisissable et, pourtant, pleinement palpable.
Katia Porro
[1] Italo Calvino, “Shells and Time”, dans Documents of Contemporary Art: Time, Whitechapel, ed. Amelia Groom, 2013, p. 77
[2] Maggie Nelson, Les Argonautes, Points, coll. Points Feminismes, 2022, p. 10.
[3] Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, coll. Folio, 1992, pp. 48-49.
[4] Kathy Acker, Blood and Guts in Highschool, 1978, p. 36-37.
[5] Amelia Groom, “Introduction,” dans dans Documents of Contemporary Art: Time, London, Whitechapel, ed. Amelia Groom, 2013, p. 12
[6] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1997, p. 1098.
[7] Pope L., « Hole Theory, » facsimile dans William Pope L., ed. Mark H.C. Bessire, MIT Press, 2002, p. 80.
La pratique de Silvana Mc Nulty s’inscrit au croisement de la sculpture, de l’objet, de l’installation et du bijou. Elle place au centre de ses recherches la matière brute qu’elle vient sculpter, creuser, couper, assembler. Sa pratique du tissage et du patchwork lui permet un assemblage hétéroclite où se confrontent et se mélangent organique et artificiel : perles, graines, coquillages, métaux, éléments en plastique ou bibelots. Elle crée ainsi des objets à la fois souples et instables dont le statut hybride suscite le trouble. La matière en mouvement, protéiforme, voire « informe » qu’elle travaille de ses mains révèle le désir paradoxal de figer l’éphémère.
Silvana Mc Nulty a d’abord acquis un important savoir-faire technique à l’AFEDAP (2013-2015) dans le domaine de la bijouterie. Elle a ensuite passé trois ans à la Gerrit Rietveld Academie (Amsterdam) dont elle sort diplômée en 2019. Puis elle a poursuivi son apprentissage artistique à la Haute école des arts du Rhin (HEAR) de Strasbourg (2019-2020). Silvana Mc Nulty est représentée par la galerie Florence Loewy à Paris.
Lors de son exposition personnelle « Lier et laisser filer » présentée à In extenso sera projeté le film Pénélopiade réalisé par la sœur de l’artiste, la réalisatrice Callisto Mc Nulty.
La scénographie de l’exposition a été conçue par le Studio Ise et réalisée par Robin Tornambe et Antoine Beaucourt.