Not even even
Laëtitia Badaut Haussmann
29 novembre — 5 janvier 2013
Le coureur, le danseur et le funambule ;
de l’amateurisme à la recherche de la perfection ;
de celui « qui aime » au monde professionnel ;
métaphore d’une posture, figure de l’artiste.
Il est une récurrence dans le travail de Laëtitia Badaut Haussmann : son intérêt pour le réel fait que chaque projet est emprunt de mémoire et de contexte (politique, social, historique) ; le préexistant préside à la réalisation de l’œuvre souvent étoffée par des recherches documentaires. Néanmoins si cette pratique intervient comme un principe de travail, elle laisse vite place, dans l’objet plastique, à des potentiels narratifs où l’ellipse et la métaphore servent de catalyseur à la réflexion, à l’émotion ou à la pensée… Un art de la proposition qu’il nous est enjoint de compléter par nos propres références. Pas de narration donc, mais des micro-récits qui par leur somme, et la volonté de les traiter comme des « principes d’errance »1, laissent le spectateur libre de toute interprétation tout en laissant beaucoup de place au sensible.
Not even even met tout d’abord en jeu un principe d’équilibre. Par la répétition du mot « even » qui évoque en anglais à la fois des notions d’emphase ou d’exagération (même, encore) et de régularité et d’harmonie, l’exposition manifeste déjà en son titre la précarité d’une position, voire d’une posture qu’il est difficile de ne pas comparer, ici dans l’espace de la galerie In extenso, au statut associatif – ou à celui de l’artiste – vacillant toujours entre vie amateur2 et professionnelle.
Gestes, maîtrises, savoir-faire
Conçu comme une carte postale un peu décadrée, le carton d’invitation présente le geste et le corps comme éléments constitutifs de l’exposition. Dans cette scène de kermesse, un groupe de jeunes filles en tenue de gymnastique effectue une série de figures – comme une typologie – répétés et présentés là, lors de la fête de fin d’année. C’est la démonstration de choses apprises, et si le geste est encore mal assuré, il nous montre l’étape d’un travail et le reste du chemin à accomplir. C’est aussi une introduction à un monde où la répétition est au centre de tout. La répétition d’un même geste, d’une même envie, d’une même volonté (even, even, even) non pas pour se répéter mais pour évoluer, pour s’améliorer. Car souvent – et pour l’artiste plus encore – le travail est répétition.
Mesurer, scier, placer, agencer, visser, construire… Laëtitia Badaut Haussmann a choisi de montrer sa vidéo And again, and again, and again dans une pièce en bois fabriquée à l’intérieur de la galerie. Jouant du principe de la chorégraphie d’un geste par sa répétition, l’équipe de l’association et l’artiste ont régulièrement plongé leurs mains dans des pigments en poudre lors de la construction de la boite, laissant ainsi les traces de ce moment du travail et de la danse qu’il occasionne, tangibles sur les parois. Par ailleurs, la modification de l’espace occasionnée par le jeu d’encombrement et de volume de la structure affirme le déplacement et la circulation du visiteur comme un élément singulier de l’exposition.
Instabilité, le corps mis en jeu.
La première image que l’on voit est positionnée sur un des murs de la boîte de sorte qu’on puisse l’apercevoir par la vitrine de la galerie. Elle est issue, comme celle du carton d’invitation, de la collection personnelle de l’artiste, c’est l’image d’un coureur en train de se tordre sur la ligne d’arrivée (ou peut-être à un autre moment du parcours) ; le corps qui se tord ou qui souffre. Les sportifs ont cela de commun avec les artistes que leur corps est pleinement engagé. La pratique de l’amateur est entière, il ne compte pas, et nul ne contestera qu’il est plus facile de travailler lorsqu’on aime ce que l’on fait… mais cela n’enlève en rien au labeur, à la fatigue inévitable, voire même l’épuisement, puisque précisément, quand on aime, on ne compte pas.
La vidéo, très justement et simplement titrée And again and again and again nous montre un danseur en train de répéter une pirouette, un pas refait inlassablement jusqu’à user le geste lui-même par trop d’harassement de son corps. Dans le film, ce geste gracieux par lequel le danseur effectue un tour complet sur la pointe du pied, est doublé par la rotation de la caméra autour de lui (travelling circulaire), voire triplé à certains moments par le reflet de son image dans le mur-miroir de la salle de danse. Cette mise en abyme voulue par Laëtitia Badaut Haussmann contribue efficacement au sentiment d’instabilité et de perte de repère paradoxalement subi par la recherche acharnée d’un pas sensé devenir le plus harmonieux et le plus équilibré.
« Être funambule, ce n’est pas un métier, c’est une manière de vivre […] Le funambule relie les choses vouées à être éloignées, c’est sa dimension mystique. »3
Dans le film Man on wire4, la passion de Philippe Petit, équilibriste célèbre pour avoir réalisé une traversée entre le sommet des deux tours – à peine terminées – du World Trade Center en 1974, nous donne peut-être une manière d’appréhender Underway. Cettestructure d’entraînement de funambule, démontée et posée contre un des murs de la galerie, est présentée sous forme sculpturale. Produite pour l’exposition, elle ne peut, à ce titre, pas être considérée comme un « ready-made » mais bien comme une sculpture en attente d’être activée. C’est en quelque sorte un fac-similé.
Pourtant, la forme préserve son objet, son symbole. Le fil. Un métier sur lequel l’artiste remet chaque jour son ouvrage, répète son geste, apprivoise son corps, dompte le vide et tend vers un équilibre parfait. La métaphore est forte, certes, mais c’est bien le pouvoir de cette pièce sur l’imaginaire qui touche le plus.
Marc Geneix
1. In No one returns, entretien de Daria de Beauvais et Jessica Castex avec Laëtitia Badaut-Haussmann à l’occasion de l’exposition Dynasty du Palais de Tokyo – 2010.
2. Nous entendons également le terme amateur dans sa première acception de « celui qui aime », « qui a du goût pour ».
3. Philippe Petit, un funambule entre deux tours – Marie-Noëlle Tranchant, Le Figaro, 6 octobre 2008
4. Man on wire, réalisé par James Marsh, 2008.
In extenso et Laëtitia Badaut Haussmann remercient chaleureusement les partenaires de l’exposition : le Centre Photographique d’Ile-de-France (Pontault-Combault), le projet Artistes en résidence (Clermont-Ferrand), le Nez dans les Étoiles, école de cirque de Bourges, et le Centre d’Art Bastille (Grenoble).
Stagiaire : Marie-Camille Dodat
Partenaire média : parisART