Le Rasoir d’Ockham

Julien Nédélec

30 mai — 13 juillet 2013


La fabrique des images / Le trésor de Julien Nédélec

Julien Nédélec aime créer des images. Des formes tangibles, des figures de style, des combinaisons de sens et des jeux linguistiques. Des correspondances, des décalages, des contre-pieds, des glissements, des silences, des pauses et des bruits. Dans son travail, il accorde une grande importance aux rythmes : ceux des formes, des images, des mots et aussi des sons ; et dans la vie il aime – il pratique même – la répartie, le tac au tac. Ainsi, les choses s’enchainent : une œuvre donne un titre, un titre une œuvre, un mot donne une couleur, une forme un matériau, ou un nom donne une forme ou une couleur, ou une couleur donne une œuvre, etc. L’ordre n’a pas d’importance, d’ailleurs il n’y a pas d’ordre. Souvent une énigme est posée mais, bien vite révélée – l’artiste préférant apporter des réponses aux questions qui ne sont justement pas posées1 – tout cela laisse place aux plaisirs des associations d’idées, de la poésie simple, faite de justesse et d’équilibre. Celle-ci intervient d’ailleurs là où bon lui semble, Julien Nédélec n’étant pas du genre à se limiter à tel ou tel médium… L’associationnisme2 est donc sa pratique, et la manière est composée de rapprochements sémantiques et de modes empiriques. Pour suivre le déroulé de cette exposition, il nous faut donc en quelque sorte suivre le cheminement mental de l’artiste, ce qui est assez jouissif.

Déterminisme

Qui de l’œuf ou de la poule a fait, le premier, l’œuf ou la poule ?

De la même manière, nous pouvons commencer à nous interroger sur ce qui préside à ce projet où l’on pressent d’emblée un problème dichotomique. Si des pistes s’ouvrent déjà sur une célèbre aventure de la bande dessinée belge ou sur l’objet utile au quotidien, Le Rasoir d’Ockham est avant tout un principe scientifique sérieux, visant à ne pas multiplier les hypothèses, pour s’attacher directement aux plus vraisemblables. Une philosophie mathématique, dite d’économie ou de parcimonie, qui peut renvoyer au goût de l’artiste pour l’esthétique minimale, et qui nous place sur la voie des solutions simples.

Ainsi, sans que nous puissions savoir si elle a inspiré ce titre énigmatique ou si elle en découle directement, Sculpture d’intérieur, un grand volume en bois tourné, qui reprend le signe déjà aperçu sur le carton d’invitation, est posé à même le sol de la galerie. C’est en fait la matérialisation de la forme inscrite en creux, au centre des lames de rasoir traditionnelles, que l’artiste a agrandie et transformée en objet tridimensionnel. En plus du changement d’échelle, le déplacement est ici d’autant plus important que le matériau employé, un bois de chêne lamellé-collé, crée plusieurs ambigüités intéressantes : entre volume abstrait et élément de mobilier d’une part, et d’autre part, surfant entre travail artisanal et objet issu de la production sérielle – ce dernier rapport étant, entre autre, très présent dans le travail de l’artiste en général.

Associationnisme

Utiliser les vides pour créer des formes, c’est également le mode opératoire qu’a choisi Julien Nédélec pour exécuter les 31 dessins accrochés aux flancs de la galerie. Les formes abstraites sont en fait issues de planches didactiques montrant différentes étapes de réalisation de nœuds, que l’artiste présente, ici encore, en creux, en ne matérialisant, par la couleur, que les espaces situés à l’intérieur des boucles avant serrage.

31 gouaches donnent donc 31 nœuds. Par associations d’idées et glissements sémantiques, l’imaginaire convoqué par les péripéties maritimes du jeune enquêteur belge (nous en sommes là à émettre des hypothèses qui dépassent de loin les limites imposées par le titre de l’exposition) a bien pu conduire Julien Nédélec à articuler cette série au sein de l’histoire que nous avons entamée, et son nom brillamment trouvé n’est autre que la conversion en km/h de la vitesse de 31 nœuds marins. Avec appétit, Julien Nédélec semble donc tester la potentialité de rapprochement de choses à priori éloignées. Un principe mathématique, un objet du quotidien, une célèbre aventure de bande-dessinée sont autant de prétextes à des jeux de langages et à la fabrication d’images entre lesquelles se tissent, à mesure, des rapports insoupçonnés. Plus que l’association d’idées, la collision d’idées est peut-être aussi une technique utilisée par l’artiste pour parvenir à ses fins.

Le collisionisme3

Les rapprochements se font parfois si près qu’il arrive qu’ils s’entrechoquent, et cela crée des phrases ou des rythmes. Le sens n’est pas forcément là où on l’attend, c’est-à-dire dans la résultante d’une compréhension intelligible, mais plutôt dans l’aléatoire poésie issue des juxtapositions. Ainsi, équilibrant son projet d’une troisième pièce, Julien Nédélec nous révèle aussi au passage son goût pour les mots et plus précisément les listes de mots. Et encore plus en arrière-plan, son intérêt pour les résultats issus de protocoles comme ont pu le tester en leur temps les poètes de l’Oulipo, parvenant à une poésie intuitive composée de répétitions et d’associations aléatoires de sens et de sonorités. La liste de mots qui complète l’exposition est en ce sens très simple puisqu’elle reprend sobrement les 31 noms donnés aux nœuds colorés. Pour autant, en s’appuyant sur cette succession de noms intrigants, la poésie opère et l’imaginaire galope avec plaisir. Laissons nous aller au hasard : petite ancre, alouette, brigand, capucin, gueule de loup, bois, paquet, étrangleur, zeppelin, chirurgien, bouteille, poing de singe, flotteur, touline, pilot, manchette, alpiniste, tisserand, chaise…

Réalisées chacune pour ce nouveau projet chez In extenso, les pièces qui composent Le Rasoir d’Ockham présentent, par la combinaison de leurs sens et de leurs formes, la grande variété des chemins empruntés par Julien Nédélec, la manière dont il les conçoit et les arpente, mais aussi le plaisir qu’il nous est donné de les suivre.

Marc Geneix


Julien Nédélec est né en 1982, il vit et travaille à Nantes.

Il est représenté par la galerie ACDC, Bordeaux.


1. Expression citée par Jérôme Dupeyrat dans la notice de présentation du livre Feuilleté (éditions Zédélé – 2008) et reprise dans l’article d’Antoine Marchand dans la revue 02 (n°61, printemps 2012).

2. L’associationnisme est une thèse philosophique liée à l’empirisme, qui prétend expliquer par l’association des idées toutes les opérations intellectuelles, tous les principes de la raison et même tout l’ensemble de la vie mentale. Elle est en particulier représentée par le philosophe David Hume (1711-1776).

3. Le « collisionisme » est un néologisme de circonstance…


Partenaire de l’exposition :

Artistes en résidence, Clermont-Ferrand