Acid Rain
Sarah Fauguet, David Cousinard
12 juin — 19 juillet 2014
Glissements de sens en forme de glissements de terrain, rhétorique des plaques. PLUIE ACIDE. Je me répète ces mots et ne peut m’empêcher de penser à la brûlure, précisément à la brûlure cutanée. A la brûlure sur ma peau (car on ne peut bien sentir les choses qu’en les projetant sur soi) par extension de celle subie par la croûte de matière formée par accrétion sur laquelle nous vivons, et qui est aussi la peau du monde. Car rien ni personne ne peut éviter la pluie. Tombante, ruisselante, pénétrante ; lorsqu’elle est toxique, sa conséquence est la mort des végétaux et son mode opératoire la lésion par infiltration. Nous entrons donc dans l’exposition par un titre à effet abrasif, un lavage chimique à échelle terrestre. Δ. En équilibre sur un jambage, l’objet se détourne de nous et il faut le contourner pour l’aborder de face. Coulée de ciment sur éléments architectoniques, plans de glissement, forme delta, le vocable de la pièce opère des points de jonction entre les champs lexicaux de la construction, de l’architecture, et de la géologie. A mi-chemin entre maquette et sculpture à échelle d’homme, l’œuvre est plantée dans l’espace comme le reste d’un vaisseau échoué au terme d’un voyage ancestral, et immobile comme un fragment de la Pangée1 pris dans l’extrême lenteur de sa dérive infinie. La pente qui nous fait face s’inscrit dans le lieu comme l’idée d’un paysage découpé. La sculpture opère une synthèse formelle par rapprochements sémantiques : de l’allure générale au détail, elle utilise la forme delta en aller-retour entre signifiant et signifié. Plastiquement, sa structure triangulaire rappelle le signe grec tandis que se forme à l’une de ses extrémités les disjonctions typiques des coulées de laves ou des grands fleuves à leur embouchure. Le plan incliné fonctionne lui en strates et en plaques agencées, s’épousant ou se superposant en un jeu tectonique. Ce pourrait être une maquette en coupe mais des jeux d’échelles qui se télescopent et des éléments rajoutés éliminent aussitôt cette piste et nous ramènent inéluctablement vers le propos sculptural et ses problématiques d’associations de matières, de matériaux, d’équilibre des masses et des volumes, de zones de tensions ou de relâchement, etc. LE VOLCAN. La valeur des travaux de Sarah Fauguet et David Cousinard réside dans le fait qu’ils savent nous proposer des trames narratives fortes tout en nous obligeant à nous en détourner à chaque point de vue échangé, comme dans une conversation ouverte à d’incessantes digressions… Par sa pente, sa coulée, ses dépressions architectoniques, ses pluies acides évoquées, la pièce qu’ils nous présentent ici, une pièce qui prétend d’ailleurs se mesurer par sa taille à l’espace du lieu en contraignant le déplacement même du visiteur, et d’autre part aux volcans environnants par l’imaginaire qu’elle véhicule ; cette pièce donc serait de nature à nous renvoyer à l’œuvre des forces telluriques, à la puissance des entrailles terrestres, aux déchainement des éléments que Pline le Jeune décrivait dans sa lettre retraçant l’éruption du Vésuve : « Déjà sur ses vaisseaux volait une cendre plus épaisse et plus chaude, à mesure qu’ils approchaient ; déjà tombaient autour d’eux des éclats de rochers, des pierres noires, brûlées et calcinées par le feu ; déjà la mer, abaissée tout à coup, n’avait plus de profondeur, et les éruptions du volcan obstruaient le rivage […]
Bientôt après nous revîmes le jour et même le soleil, mais aussi blafard qu’il apparaît dans une éclipse. Tout se montrait changé à nos yeux troublés encore. Des monceaux de cendres couvraient tous les objets, comme d’un manteau de neige. »2 LE VOLCAN DOMESTIQUE. Sur les pentes de nos volcans endormis, ici, en Auvergne, courent plutôt des chemins balisés que des coulées de lave en fusion. En accord avec la nature environnante et par souci d’économie, c’est le sapin qui est choisi pour orner nos sentiers, créer des barrières ou des petits ponts, des piquets de direction… Et pour qu’il résiste aux intempéries, on le plonge dans des bains chimiques qui, en plus de le rendre imputrescible, lui donneront la couleur verdâtre délavée qu’on retrouve également dans l’œuvre que le duo nous propose, puisque c’est ce même bois qui est majoritairement utilisé. Derrière cette humble réalité forestière et loin des fumerolles – n’est pas Vésuve qui veut – c’est un autre versant du volcan qui apparait : la nature domestiquée et par là même l’idée de propriété, de standard, d’ordre et d’agencement paysager, et qui par effet de contraste rappelle aussi l’intérêt des deux artistes pour l’ornement et le décor dans une pratique sculpturale qui tend de plus en plus à se radicaliser et à se simplifier. LE MONDE OBSERVÉ. Ainsi, par les multiples références que le duo manipule, par l’anachronisme récurrent de ses rapprochements, de leur télescopages même, c’est notre histoire qui est mise en jeu, mais une histoire retournée sur elle-même à la manière de la coquille d’escargot où passé, présent et futur peuvent enfin s’affranchir des cloisons temporelles dans une mise en abyme jouissive où notre histoire se lit à l’intérieur de celle du monde, elle-même imbriquée dans la nôtre en propre, et ainsi de suite en distorsion de l’espace et du temps. Le travail de Sarah Fauguet et David Cousinard agit sur nous par infiltration, pénétration, ruissellement, car rien ni personne ne peut éviter la pluie, fut-elle acide !
Marc Geneix
- Nom donné au supercontinent d’où se sont décrochées les plaques continentales connues aujourd’hui.
- Pline le Jeune, Lettres, Livre VI – Lettre XX-XXIX, env. 79 après JC.
Le travail de Sarah Fauguet et David Cousinard s’inscrit habituellement dans un va-et-vient formel entre des dispositifs architecturaux, du mobilier, et des motifs ornementaux. Le cinéma, et particulièrement les problématiques liées au scénario et au décor, rentre également en jeu dans la manière dont ils abordent leurs pièces.
Spécialement produite pour leur exposition à In extenso, Acid Rain est une sculpture conçue à l’échelle du lieu. Privilégiant une forte ambigüité entre objet sculptural et environnement, l’œuvre se déploiera dans la totalité de l’espace comme une sorte de « préfiguration de paysage » à l’adresse du corps du spectateur, lequel sera pris entre le désir de contempler et celui de pratiquer l’objet… jouant de l’ambivalence entre installation, sculpture praticable et maquette, géométries, échelle, systèmes constructifs et développement spatial s’organiseront autours de ce double jeu de points de vue qu’offrent l’expérience physique de l’espace d’exposition, et la large vitrine (un écran) de la galerie.
Comme souvent dans leur travail, cette nouvelle installation agit sur plusieurs niveaux de compréhension. Très vite après l’expérience physique et esthétique, toujours très forte dans la pratique des deux artistes, des éléments de l’ordre du ressenti émergent, des histoires se mettent en place, sans saisir vraiment on reconnait des choses. Là, une structure en bois autoclave – matériau communément utilisé pour les terrasses et les jardins, nous renvoie à l’idée de propriété, de construction pavillonnaire, de standards…
En fait, c’est notre histoire qui est mise en jeu, notre histoire à l’intérieur de celle du monde, comme notre mémoire individuelle est mise en perspective de la mémoire collective, nourrie par les multiples références que le duo aime mettre en place. Un art d’hybridation où l’ornement croise l’architecture, l’histoire, la culture cinématographique, et la culture ancienne, les codes de la science fiction, nous transporte dans un univers stimulant l’imaginaire et en même temps dans lequel raisonne fortement le monde d’aujourd’hui. Le travail de Sarah Fauguet et David Cousinard agit sur nous par infiltration, à la manière d’une « inquiétante étrangeté », une pluie acide…
Sarah Fauguet est née en 1977, David Cousinard est né en 1976, ils vivent et travaillent à Paris.
Ils sont représentés par la galerie Joseph Tang, Paris.
Remerciements : Benoît Vidal, stagiaire