999 Governing Bodies
Alan Schmalz
24 février — 13 avril 2024
999 Governing Bodies1
« Docteur, suis-je en train de délirer ou bien le monde est-il en train de se détraquer2 ? »
Il a toujours été question de construire un monde, et qu’est-ce qu’un monde, si ce n’est un délire ? Aussi délirant que d’imaginer une machine fabriquée par l’humain pour mesurer l’activité électrique de son propre cerveau. Une machine composée d’une infinité de petits capteurs (tous fabriqués par une autre machine), reliés les uns aux autres, permettant à l’information de circuler du cerveau de l’humain à celui de l’ordinateur. La circulation de l’information passe d’un étage à un autre, d’un organe à un autre. Et pour assurer le fonctionnement de tout cela, il est nécessaire d’avoir un système d’organisation.
Tel un corps qui a besoin d’un système nerveux, digestif, immunitaire, ce monde était, au départ, constitué d’organes (déguisés en bureaux) qui assumeraient des responsabilités particulières. Il y avait : l’organe de la fissure, du pli, de l’anonymat, de l’expérience possible, le bureau de la poussière (pas déguisé en organe), celui du lien, du jeu… et forcément, afin d’assurer leur bon fonctionnement, une main d’œuvre. Convoqué·es pour mieux définir leurs propres rôles, les responsables3 des organes (bureaux) sont devenu·es complices dans la construction de l’infrastructure même de ce monde : après tout, penser un environnement à habiter implique forcément les êtres qui seront au service de son élaboration. Et, sans habitant·e, un monde n’en est plus vraiment un.
Les responsables des organes ont été chargé·es de fournir du matériel – images ou textes – destiné à composer un ensemble d’éléments, rappelant une maquette, un jeu de société. La technique (le protocole) était de couper pour assembler. L’outil de mesure, constitué des va-et-vient (entre images et textes, micro et macro, corps et environnement), s’est révélé être la cause même de la destruction de ce monde rêvé, le détruisant avant qu’il soit advenu. Car, à y regarder de près, puis de loin, de travers, une telle organisation, basée sur celle que nous connaissons (déjà dysfonctionnelle), s’avère être, sinon un échec, du moins un monde qui s’est échappé à lui-même.
Et si l’individu – réduit à rien de plus qu’un corps, des morceaux de chair – est de manière récurrente en conflit, en friction, avec son environnement, et les mécanismes complexes du pouvoir qui le construisent, que se passerait-il si ces derniers fusionnaient ? Une hallucination collective s’est ainsi dessinée à travers un corps hétéroclite.
Il fallait soumettre le système à ses propres mécanismes destructeurs, effectuer une autopsie, sur un sujet encore vivant. Le résultat : un corps désacralisé, rompu, désarticulé, dispersé. Ainsi, a été prélevée une seule forme (un lit, une tombe), qui suggère le corps par son absence, pour faire d’elle le support de cette hallucination collective. Aux organes morcelés s’ajoutent d’autres fragments, des images coupées, scannées, agrandies ou rétrécies, rendant l’infime écrasant, et vice versa. Nous sommes ainsi témoins d’un monde délirant qui produit continuellement son propre délire non réglementé. Et le chemin vers ce délire est tracé par les rebuts. Sectionnées, ces chutes se trouvent désormais dans une nouvelle formation. Tantôt timeline, tantôt skyline, cette silhouette d’un monde/temps nous plonge dans des palpitations qui pourraient rappeler les rythmes frénétiques d’une humanité prise dans son propre piège. Un piège fait de béton, de bureaux, d’horloges, de chiffres, de bouts de papier… Bref, l’activité et les exigences d’un gratte-ciel déglingué.
Si les images témoignent d’une envie, d’un besoin de rentrer à l’intérieur des choses, la descente dans la cave serait peut-être un voyage nécessaire pour mieux y revenir. Une vidéo réalisée par François Marcelly-Fernandez nous confronte non pas à un (ou des) corps sans organes, mais plutôt à des organes sans corps. Saccadés, le montage, les voix nous ramènent plus loin dans cet univers, toujours inhospitalier, dévoilant la face cachée de ce qui n’est plus une utopie. Le jeu est toujours un endroit où s’exerce la stratégie.
Ce qui était conçu comme simple utopie est devenu, d’une certaine manière, une image d’autant plus juste du monde dans lequel nous vivons : un environnement inhospitalier. En décomposant le matériel fourni par ses collaborateur·ices, Alan Schmalz a consolidé la multiplicité des délires. Le 999 dans le titre est ainsi à entendre non pas dans sa précision, mais plutôt dans sa prolifération : les compteurs de ce monde n’ont simplement pas la capacité de dépasser son propre foisonnement.
Katia Porro
1 999 Corps gouvernants
2 David Lapoujade, L’altération des mondes. Versions de Philip K. Dick, Les Éditions de Minuit, 2021, p. 14
3 Ethan Assouline, Rémi Brandon, Timothée Calame, Costanza Candeloro, Stefania Carlotti, Guillaume Dénervaud, Lou Ferrand, Laure Fletcher, Pierre Girardin, Sylvie Hayes-Wallace, Marie Jacotey, François Marcelly-Fernandez, Katia Porro, Louis Post, Marco Rigoni, Nathaniel Wooding
« Le protocole de traitement du matériel est toujours ou presque, identique.
C’est comme si quelque chose (un virus, un insecte, une idée, une société) avait la nécessité d’altérer son environnement.
Ce qui l’entoure. Ce qui est formé, qui se forme autour de lui.
De transformer ce qui y entre, ce qu’il en garde et ce qu’il en rejette.
Afin de construire, d’arranger une réalité a sa façon.
Dans un geste qui réduit en morceaux presque tout.
Des morceaux de différentes tailles et de différentes qualités.
En fonction de ses besoins.
De ses humeurs. De certaines lubies.
De 999 autres facteurs. »
– A.S.
Avec des contributions de :
Ethan Assouline, Rémi Brandon, Timothée Calame, Costanza Candeloro, Stefania Carlotti, Guillaume Dénervaud, Lou Ferrand, Laure Fletcher, Pierre Girardin, Sylvie Hayes-Wallace, Marie Jacotey, François Marcelly-Fernandez, Katia Porro, Louis Post, Marco Rigoni, Nathaniel Wooding
L’exposition a été réalisée avec le soutien de Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture et le Fonds cantonal d’art contemporain (FCAC)
Alan Schmalz (né en 1987 à Genève) est un artiste suisse qui travaille entre le dessin, la peinture, la sculpture, l’installation et l’écriture. Dans sa pratique, l’individu est souvent représenté comme rien de plus qu’un corps – des morceaux de chair – qui doivent défier des machines aux fonctionnements insensés.
Son travail a été exposé dans des galeries et des institutions telles que Clearing (Bruxelles), Sentiment (Zurich), Swiss Institute (New York), Weiss Falk (Bâle), The Box (Los Angeles) et Truth and Consequences (Genève).