Water under the fridge
Océane Bruel, dylan ray arnold
28 septembre — 16 novembre 2024
Cherxe zéro,
C’est encore moi. J’aime à penser qu’une partie de toi est ici, fondue et reposant sur l’oreiller sur lequel tes cousin·es bougies se sont autrefois posé·s. Océane a une façon de faire ça – transformer, métaboliser, traduire des éléments comme toi en d’autres formes, leur permettant de se glisser dans d’autres entités. dylan aussi. Peut-être qu’« éléments » n’est pas le bon mot.
« Dans l’infinité des phénomènes qui se passent autour de moi, j’en isole un. J’aperçois, par exemple, un cendrier sur ma table (le reste s’efface dans l’ombre) […]
– Non, non ! (vous vous défendez) c’est un cendrier ordinaire.
– Ordinaire ? Alors pourquoi vous en défendez-vous, s’il est vraiment ordinaire ?
Voilà comment un phénomène devient une obsession […] Il y a dans la conscience quelque chose qui en fait un piège pour elle-même ».
Peut-être que « phénomène » serait plus juste. Nous avons parlé de ce texte ci-dessus, Océane, dylan et moi, dans un atelier à Paris en 2019. Cette discussion s’est déployée au cours des cinq dernières années et s’est dispersée parmi toutes nos différentes collaborations. Toi, cherxe zéro, tu es là depuis le début.
Ainsi, dans l’infinité des phénomènes qui nous entourent, il en est un qui s’est prêté à notre titre. Un titre qui, si l’on changeait une seule lettre de la phrase, deviendrait l’expression anglaise pour désigner que quelque chose appartient au passé. Une lettre infime mais lourde de sens. Water under the fridge [de l’eau sous le frigo] : une situation triviale, banale ; le résultat d’une chose pénible (une fuite) ou d’un geste flemmard (laisser traîner un glaçon tombé par terre). C’est précisément à ces situations, gestes et objets triviaux qu’Océane et dylan prêtent attention, les digérant, les métabolisant et les traduisant à travers leurs approches matérielles poétiques.
Océane et dylan ont chacun·e leur propre pratique individuelle, à côté de laquelle iels développent également une pratique collaborative depuis 2014, travaillant sous le nom de Touristes Tristes et créant un dialecte (plastique) et une identité distinct·es de leurs deux origines respectives – et pourtant curieusement similaires. C’est un dialecte façonné par leurs mouvements, leurs gestes qui déplacent le sens ailleurs, leur ode aux métamorphoses. Iels sont aussi amoureux·euses, permettant une fluidité, un partage du quotidien, de l’espace, des rythmes et des désirs. Mais ici, cherxe zéro, le dialecte qui habite l’espace n’est pas celui qu’iels ont créé ensemble. Il s’agit plutôt d’un dialogue inédit entre leurs deux langues distinctes, qui trouvent leurs racines dans… dans quoi ?
Autant dans une histoire d’obsessions pour des phénomènes ordinaires que dans une histoire de sensibilité et d’attention (aux autres, aux choses). En juin de cette année, je me suis rendue à Helsinki, où vivent les artistes, et j’ai vécu mon premier été sans nuit. Sous le soleil de minuit, nous faisions des courses chez Prisma. Des serviettes débordant d’un frigo – une solution temporaire à une situation glissante – nous jetaient des regards.
Ou plutôt, elles nous ignoraient. Water under the fridge, murmuré en passant par dylan plus tard à l’atelier, s’est retrouvé gribouillé dans mon carnet avant de figurer sur ce communiqué de presse en guise de titre. Quant à l’essence de la situation, elle est venue s’immiscer dans l’ensemble des céramiques d’Océane qui s’alignent le long de la plinthe. Les situations traversent le temps, les corps, les matières, comme le font les odeurs à peine perceptibles. C’est une chose que j’ai apprise de leur travail.
Samuel Beckett parle du temps à travers l’image d’un liquide qui se déverse d’un récipient à l’autre. Dans la continuité de cette image, Anne Carson évoque la vie comme quelque chose se versant et se déversant (liquide aussi). Je pense aux marées. Il y a une plage composée de bassins créés par la marée qui n’existent plus que sur les photos de mon enfance, des bassins que les pieuvres et les crabes habitaient autrefois. Je perçois les pratiques d’Océane et de dylan à travers les marées, à travers ces créatures. L’aspect informe de la pieuvre et l’assemblage machinal du crabe (ou du homard, si l’on se réfère à Deleuze et Guattari) semblent se négocier dans chacune de leurs œuvres : une flaque rouge est empilée, des intestins renfermés. Dans leurs pratiques, le glissement des formes se produit dans un mouvement de marée, dans le va-et-vient, dans l’expansion et la contraction.
Ensemble, nous avons écouté Anne Carson parler non seulement des marées, mais aussi des choses composites. Nous avons discuté de sa façon d’être précise, avec exactitude, dans les mots, usant d’une simplicité qui donne le vertige. « La corbeille à fruits s’est arrêtée », écrit-elle dans un autre texte qui a porté nos conversations. Avec Carson, l’inanimé vibre. Avec Océane et dylan, il en est de même. Elleux aussi ont une façon d’être exact·es dans leurs formes, même dans des formes qui sont des figures qui apprennent d’elles-même. Il y a un aspect brut dans la compulsion évidente, l’obsession qui est ancrée dans les matériaux et les gestes que les deux artistes activent. Les défauts sont assumés, la vulnérabilité aussi.
Dans l’obsession, la compulsion et la vulnérabilité, la rumination est au cœur. Ronger, ranger. Ronger, ranger. Encore une lettre banale lourde de sens. Ronger – signifiant l’acte d’user en coupant avec les dents, employé pour décrire la sensation obsessionnelle et accablante d’être coincé·e dans une boucle interne. Ranger – signifiant l’acte de disposer une chose à sa place. La mastication apparaît dans chacune de leurs pratiques de manière physique et symbolique – les noyaux de fruits rongés pour soulager la douleur physique pour Océane ; les découpes de la chenille qui fait des trous comme métaphore de la rumination psychologique pour dylan. Tout cela fait partie d’un processus métabolique qui conduit à une manière compulsive d’assembler et d’arranger, de traverser le visqueux, d’étirer la boucle interne, de disperser le chaos dans les tiroirs à couverts. Passer au-delà de…
La redondance en boucle, l’absurdité, et néanmoins l’importance des systèmes – je pense aux systèmes nerveux, digestif, respiratoire, immunitaire – deviennent ici une série de bégaiements, de pauses et de tremblements. Le poids de quelque chose de volcanique. La gravité de quelque chose qui part en fumée, la dormance d’un volcan avant son éruption – cette cavité respirante, vivante, capricieuse et imprévisible, et son inévitable drame.
Comme toi et ta boucle, cherxe zéro, dont la seule issue est la combustion.
Katia Porro
1 Witold Gombrowicz, Cosmos, Éditions Denoël, coll. Folio, 1966.
2 Le titre de l’exposition est « Water under the fridge » tandis que l’expression évoquée est « Water under the bridge ».
3 Ceci est un extrait légèrement transformé d’un texte que j’ai écrit « Chewing, folding, articulating : on Océane Bruel and dylan ray arnold’s material languages » publié dans Residences Reflected, ed. Irmeli Kokko, Mousse Publishing, 2024, p.105-115.
4 Samuel Beckett, Proust and Three Dialogues. London: Calder Publications Ltd., 1989.
5 Anne Carson, “1=1”, The New Yorker, 3 January 2016.
6 Gilles Deleuze & Félix Guattari, “1000 B.C.: The Geology of Morals (Who Does Earth Think it is?)”, dans A Thousand Plateaus: capitalism and schizophrenia, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1987, p.39-74.
7 Anne Carson, Autobiography of Red, John Cape, London, 1998
Les artistes ont bénéficié d’une résidence au Chalet Lecoq, dispositif de la Ville de Clermont-Ferrand, ainsi qu’un soutien de la Frame Foundation Finlande.
L’exposition est en résonance avec la 17e Biennale de Lyon – Art contemporain.
Océane Bruel est soutenue par la Finnish Cultural Foundation.
dylan ray arnold reçoit le soutient de la Kone Foundation.
Océane Bruel (née en 1991 à Montpellier) travaille la sculpture et l’installation. Après avoir étudiée à l’ENSBA Lyon, elle s’installe à Helsinki où elle vit depuis 2016. Ces dernières années, elle a présenté son travail dans des expositions solo en Finlande et à l’étranger : Pengerkatu 7 Työhuone, Helsinki (2022), La BF15, Lyon (2020), Muu Kaapeli, Helsinki (2019), AIR Sandnes, NO (2018) ; et en duo à la Helsinki Art Museum Gallery, (2020), Gether Contemporary, DK (2020) et Glassbox, Paris (2019). Son travail a également été présenté dans des expositions collectives en Finlande, en Estonie, dans les pays nordiques, en Allemagne, en France et en Australie. Ses œuvres font partie des collections publiques du musée nationale d’art contemporain Kiasma à Helsinki, du Musée d’art d’Helsinki ainsi que de collections privées.
dylan ray arnold est un·e artiste d’Helsinki qui travaille à travers la sculpture, l’installation, le dessin, l’assemblage, l’impression et la vidéo. Ses œuvres ont éte exposées notamment à Helsinki à la galerie HAM (2020), Alkovi (2019), P7T art space (2022), Turku Art Hall (2020) et Titanik gallery (2022) et à l’étranger à Tallinn Art Hall (2019), à Paris dans les artist-run spaces GlassBox (2019) et Pauline Perplexe (2022). Son travail fait partie de collections privées ainsi que les publics du musée nationale d’art contemporain Kiasma à Helsinki, du Musée d’art d’Helsinki et de l’Académie des beaux-arts d’Helsinki.
En parallèle de leurs pratiques respectives, Océane Bruel et dylan ray arnold développent une pratique en duo sous le nom Touristes tristes depuis 2014.